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Fluctuat nec mergitur

(La devise de la ville de Paris : "Le bateau tangue mais ne coule pas")

"Qu'est-ce qu'on fait quand le bateau coule ? Dites-moi, parce que moi je ne sais pas, et il coule!".  L'EHPAD de la Ville de Paris (Etablissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) où vivait ma mère est à la dérive. 

Je pense au Concordia, à ses passagers affolés sur le pont tandis que le capitaine s'éloigne dans le canot de sauvetage. Toutes proportions gardées. Je pense à ma mère fermant les yeux sous la caresse du soleil après m'avoir répondu : "Ça va.... A part ça, ici, c'est l'enfer". Toutes proportions gardées.

 

Que faire sinon alerter les autorités compétentes ? Le Défenseur des droits, l'Agence régionale pour la santé, le Centre d'action sociale, la Mairie de Paris, le Ministère de la santé... la famille, les amis, les collègues... témoigner, tweeter, bloguer... 
Que faire quand la nouvelle Direction hérite, dit-on, d'un trou de 800.000 euros (5 millions pour l'ensemble des 15 EHPAD) qu'il s'agit de résorber ? Quand une pétition pour alerter sur le manque de personnel médical et soignant se perd dans les couloirs ou sous une pile de dossiers ? Quand le personnel en vient à faire grève pour manque d'effectifs ?
Le vernis craque de toutes parts, les détails sordides sautent aux yeux des habitués qui n'ont pas renoncé à accompagner leur parent, jour après jour, heure après heure, dans cette fin de vie qu'ils n'ont pas voulue pour eux, que personne ne voudrait pour soi.

 

Je repense à ce médecin référent qui s'obstinait à garder la main sur sa patiente jusqu'à l'absurde, jusqu'à proposer une énième prise de sang alors que la malheureuse errait déjà à demi dans un entre-temps inconnu des bons vivants ?
Je repense à ce dîner lorsque, gavée d'un bol de potage et d'un yaourt dans les dix minutes réglementaires, la mixture blanche et verte dans sa bouche qui n'avait pas le temps de se refermer avait fini par l'étouffer et provoquer une quinte de toux impressionnante soulignée par le sourire perfide de l'aide-soignante... Mais quoi, vous pouvez avaler un repas en dix minutes, vous ?
Je repense aussi à cette aide-soignante pleine d'humanité qui, au risque d'être mise au ban par ses collègues, m'avait permis de l'assister, d'apprendre quelques bons gestes, comme placer les bras sous les genoux pliés pour ne pas lui démantibuler les épaules en la remontant sur ses oreillers.

 

Ma mère disait : "Bon. Elles font ce qu'elles ont à faire avec les vieux, c'est tout". Depuis longtemps elle quittait son corps et les humiliations qui y étaient attachées pendant le "change" car, oui, on vous inflige le port de couches même si vous n'êtes pas incontinent, parce qu'il n'y a pas de personnel pour vous accompagner aux toilettes, alors tant pis pour la souffrance d'avoir à s'obliger d'uriner sur soi quand votre bonne éducation vous l'interdit, tant pis si les "changes" sont passés de trois à deux par jour, tant pis si vous devez supporter l'odeur de vos excréments et la grimace de l'intérimaire qui vous change.
C'en est fini aujourd'hui pour elle de toutes ces misères, elle a largué les amarres, en douceur grâce à un médecin qui a eu un diagnostic pertinent et une écoute attentive. Mais je pense à ceux qui continuent de subir le joug des prescripteurs de neuroleptiques à outrance, les grands ordonnateurs des chutes à répétition, des coquards mystérieux, des hématomes à longueur de bras et de jambes, pour qui tout va bien jusqu'au moment de l'envoi aux urgences.

 

Pour son départ, pas de répit. L'aide-soignante du jour, stupide jusqu'au bout, n'a même pas cherché dans l'armoire les vêtements préparés et clairement signalés pour qu'elle fasse l'éternel voyage dans une tenue mieux que décente. Et l'équipe venue chercher son corps, dans sa rudesse habituelle, n'a même pas eu la délicatesse de se retirer le temps d'une ultime intimité. Pressés. Pressés de refaire tandem avec la collègue abandonnée à sa charge de travail ? 
Précédé par une aide-soignante qui ouvrait la voie vers l'ascenseur avec des gestes d'indien lancé sur un jeu de pistes, pour escamoter le brancard à la vue des résidents, le corps de ma mère enveloppé dans un drap blanc a disparu soudain à l'angle du couloir.

 

Le personnel soignant est en première ligne sur le terrain pour accompagner la vie quotidienne des personnes âgées. Non seulement, pour la plupart, il n'est pas apte à prendre soin de personnes adultes en difficulté, mais il n'a pas d'empathie, pas de bon sens, il est usé par la fatigue, il travaille dans l'urgence au risque de se blesser comme en témoignent les minerves au cou, les corsets sur les lombaires, les boiteries... Comment assumer l'accompagnement de 28 personnes âgées, dont beaucoup en lourde dépendance, notamment dans les Unités de vie protégée, avec deux personnes seulement ?

Que reste-t-il quand on est dépouillé de tout, de sa vie, de ses habitudes, de ses plaisirs, de sa liberté ? Sinon l'attente d'un sourire, d'un "bonjour !", un regard franc et direct, un encouragement, un compliment, une jolie coiffure, des ongles nets, un vêtement bien choisi, bien rangé dans l'armoire, correctement plié sur l'étagère, une occupation... "Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour ne pas m'ennuyer ?" demandait ma mère, alors que sa vue baissait, qu'elle ne pouvait plus lire.

 

Pour accomplir tous les actes de la vie quotidienne il faut un minimum de personnes en chair et en os, en tête et en cœur et non pas un quota ni un pourcentage de titulaire, remplaçant, stagiaire plus ou moins bien formé, interchangeable sans discernement, trop jeune pour comprendre le vécu et le ressenti d'une personne âgée, trop endurci pour savoir réagir au traumatisme qu'est l'entrée dans une Unité pour personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer.
Les aides-soignants sont laissés à l'abandon, le service est leur territoire, ils y appliquent leurs propres lois. Ils se débrouillent pour accomplir leur tâche pour l'essentiel et tant pis pour le reste. Les familles qui s'impliquent, les soulagent d'une partie de leur travail, ne sont pas à leurs yeux des alliées naturelles mais des empêcheuses de cacher en rond. Le personnel craint les critiques, les résidents ont peur de la maltraitance, les familles rebelles sont minées par les confrontations.

Madame la Maire de Paris, Madame la Ministre de la santé, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les députés qui parlez en notre nom au sein de l'Assemblée nationale, n'avez-vous pas un père, une mère, à qui vous voulez épargner cette misère?

Le Modern Express menaçait de s'échouer sur la côte landaise. Une opération de remorquage a été tentée. Allez-vous laisser la Direction des établissements et quelques personnes dévouées écoper jusqu'à épuisement ou bien allez- vous entendre enfin toute cette souffrance devenue presque muette, celle des abandonnés, des laissés pour compte ? Les vieux, les vieillards, tous ceux qui les accompagnent, doivent-ils supporter le coût des restrictions budgétaires au-delà du "raisonnable"?
Nec mergitur ? En êtes-vous sûr ?

 

Patricia Duthion est l'auteure de Vieille

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