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U.V.P. : les mouroirs de la République


C’est un EHPAD de la Ville de Paris, un Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, avec un jardin bien entretenu, de vastes locaux aux couleurs accueillantes où se déroulent parfois des animations, une machine à boissons où se retrouvent les résidents, les familles, mais aussi des patients du cabinet médical, les parents de la halte garderie mitoyenne, ou des policiers faisant leur tournée, c’est un EHPAD comme d’autres, que les résidents dits « classiques » savent apprécier.

Une surdose de médicaments

Derrière cette vitrine présentée comme l’une des meilleures à Paris, il y a les Unités de vie protégée, les UVP, réparties dans certains étages des bâtiments. En général, une personne y entre parce qu’elle a perdu le sens du temps et de l’orientation, les souvenirs immédiats. Un matin, elle se réveille chez elle, le soir elle se couche dans un lieu où elle n’a pas voulu entrer, où elle ne veut pas rester, où elle est enfermée. Désormais elle devra supporter la promiscuité d’inconnus déjà muets et oublier le plaisir de la conversation, là où il n’y a rien à faire, sinon regarder la télévision et arpenter toujours le même couloir, où personne ne sait qui vous êtes ni qui vous avez été, chaque jour un peu plus exclue par la surdité ou la malvoyance, par la solitude et l’ennui, avec la dépression pour seul horizon et l’arsenal médicamenteux pour seul remède. Le médecin généraliste de l’établissement a doublé d’entrée la dose d’antidépresseur mais il ne reconnaît ni le traumatisme subi ni les effets secondaires du médicament. La psychologue suggère à la famille d’espacer les visites, déculpabilisant ainsi ceux qui sont empêchés de venir, mais dès lors votre assiduité et vos questions vous classent dans la catégorie «paranoïaque». Peu après, cette personne fragile que vous avez confiée à l’institution, qui n’a encore perdu ni son bon sens ni son humour, présente un visage de punie avec une coupe de cheveu presque rase, un coquard bleu marine sur le visage, des hématomes sur les bras. Quoiqu’il arrive, on vous répond : « C’est normal, c’est la maladie » ou « je ne sais pas, elle est tombée ».
Finalement, cette frêle petite personne qu’une infirmière traite de «démente » - pour lui remonter le moral sans doute -, habillée comme une pauvresse puisque tout son beau linge a sombré dans les tambours à 40° du sous-sol, les ongles sales trop longs et des poils blancs au menton, prétendument violente à cause d’une bourrade de révolte assénée sur le dos d’une aide- soignante, trouve par les escaliers le chemin du rez-de-chaussée où elle se fait cueillir : évasion ratée. Sanction immédiate : camisole chimique.

Le monde du silence.

Quelque temps plus tard, après la pose de codes sur les portes d’ascenseurs et d’escaliers, une VMC enfin réparée après une canicule sans climatisation mais des chambres toujours mal aérées, la sécurisation des fenêtres après défenestration d’une résidente aveugle, des envois aux urgences de l’hôpital pour hématomes ou ulcère non traité, blessures au crâne, anémie grave ou cheville cassée, avec transport par des ambulanciers pressés qui abandonnent sans ménagement leur paquet non accompagné à son désarroi et son anxiété, des épisodes d’excrément répandu lors de surdose de laxatif, le gavage d’anxiolytiques, des prescriptions de médecin spécialiste non respectées, de rares « ateliers » d’animation infantilisants, les explosions de désespoir de résidents en fauteuil déplacés comme des meubles ou oubliés, les pauses enfin à vue du personnel jusque-là caché, les perfusions pour manque d’hydratation, une période de Noël où les résidents chutent de leur fauteuil les uns après les autres, la réorganisation de la lingerie, l’absence d’hygiène dentaire et les pertes de dentier, d’appareils auditifs ou de lunettes de vue, les faiblesses bronchitiques pour cause de courants d’air, les fils d’alerte non branchés et les touches d'appel non opérantes, des têtes de fauteuil obstinément mal réglées, des périodes d’épuisement ignoré, une amélioration timide dans la qualité des repas, les relations de plus en plus difficiles avec l’équipe soignante,... quelques années plus tard, dans le silence et le vide des couloirs où plus personne ne parle et où quelques uns crient, où certains sont partis un peu trop vite, il y a encore le rêve flou de partir ou mourir.

L’omerta

Pénétrer l’univers des UVP en EHPAD, c’est franchir une limite, c’est voir autrement, observer et s’étonner, chercher à comprendre pour protéger. Les visiteurs épisodiques ne voient que la clarté du lieu, les sourires convenus de l’équipe. Ceux qui viennent tous les jours doivent décrypter une réalité sans en avoir les codes, avant de porter un jugement. On apprend de la bouche même des professionnels qu’ailleurs c’est pire, ce dont on ne doute pas, ou que les UVP ne sont pas adaptées à cet établissement, ce dont on est convaincu.
C’est un système. L’établissement est une entreprise. Le résident entre, paie, disparaît. La direction est fière de sa jolie maison de retraite, dont profitent ceux qui ont choisi d’y venir, qui sont autonomes et qui pourtant s’y ennuient. Le médecin gériatre est dépassé par la tâche à laquelle il se consacre avec dévouement, les médecins généralistes n’ont pas la formation requise ou les moyens pour veiller sur des pathologies lourdes et complexes. Les cadres de santé sont occupés à des tâches administratives. Les résidents des UVP sont soumis au bon vouloir et à l’humeur des équipes tournantes d’aides-soignantes et d’infirmières. Certaines sont patientes, attentives et ne ménagent pas leurs forces dans ce travail physiquement difficile, non valorisé, parfois répugnant, où tout le monde doit faire abstraction de la pudeur et garder la dignité. Il en est d’autres, indifférentes, techniques, autoritaires, sans empathie, qui imposent leur loi corporatiste et qui brandissent le fameux «déni des familles » à toute question toujours vécue comme une inquisition. L’omerta est de rigueur. Les résidents sont trop faibles pour protester. Les familles craignent les mesures de rétorsion. Cependant, les échanges d’information entre les familles apportent un soutien important, et les lettres individuelles ou collectives adressées aux responsables, les « conseils de vie sociale » offrent parfois un semblant de dialogue pour casser cette routine déshumanisante.

Notre avenir à chacun

Direction fantôme, encadrement inexistant, manque de médecins et de kinésithérapeutes, mauvaise organisation des tâches, mécanisation des gestes, erreur dans les transmissions de prise en charge, remplacements trop fréquents (intérimaires, stagiaires) surtout en périodes de vacances scolaires, manque ou vétusté du matériel (fauteuils roulants, ventilateurs, charriots des repas, cuillères, bavoirs...), manque de temps (10 minutes pour le repas d’une personne en incapacité de se nourrir elle-même), manque d’aides-soignants ( 2 pour 19 résidents dont beaucoup en très grande dépendance, pour la toilette, l’habillage, les repas, les changes) et, surtout, manque de formation sur la psychologie et la «bientraitance »(mot qui n’existe pas encore dans le dictionnaire) pour l’ensemble des personnels, alors même qu’une enquête sur les pratiques en EHPAD est réalisée sur la seule base de « l’auto-évaluation »...


« Jamais je n’ai imaginé que je finirai ma vie comme ça » : c’est ce qu’ils ont cru jusqu’au jour où ils se sont vus soumis à l’incompréhension, à la bêtise, à l’indifférence, à la discrète disparition. Ils étaient policière, comédien, secrétaire, couturière, professeur, teinturier, agent immobilier, libraire...
Du jour au lendemain, mourir d’ennui. Personne n’a envie de voir cette misère, c’est bien assez d’en entendre parler. Pas envie d’admettre qu’on peut finir abandonné presque nu sur un lit, dans une muette agonie, loin de la vie, des autres, de tout. Environ 900 000 cas en France de malades Alzheimer ou apparentés, 225 000 nouveaux cas par an. Demain c’est vous, c’est nous.

 

A lire : Vieille de Patricia Duthion

 

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